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François Libois*, Ritu Muralidharan, Juni Singh, Oliver Vanden Eynde*

Cet article a été initialement publié dans l’édition d’octobre 2020 des 5 articles…en 5 minutes.

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À l’issue de la guerre des Gurkhas (1814-1816), les colons britanniques furent si impressionnés par les techniques de combat de leurs ennemis que la Compagnie britannique des Indes orientales se mit à recruter des soldats Gurkhas du Népal, bien que ce pays n’ait jamais été colonisé. Issus des castes dites Gurkhas et résidant dans de petits villages ruraux, ces hommes servirent tout d’abord dans les armées coloniales indiennes. Après 1947, les armées indiennes et britanniques continuèrent à les recruter. Les soldats Gurkhas, maintenant des liens forts avec leurs communautés d’origine, retournaient généralement au Népal à la fin de leur service pour se faire remplacer par la jeune génération de recrues issues des mêmes villages. C’est ainsi que les communautés Gurkhas népalaises furent profondément changées par des facteurs institutionnels comme la migration professionnelle et le service militaire. Les historiens soutiennent que ces expériences ont entraîné des bouleversements fondamentaux au sein de ces communautés. En effet, les envois de fonds et l’expérience acquise à l’étranger ont permis d’améliorer les niveaux d’éducation. Néanmoins, il s’avère non seulement difficile de quantifier de telles retombées, mais aussi d’identifier précisément les mécanismes d’influence à l’œuvre.

Dans cet article, François Libois, Ritu Muralidharan, Juni Singh et Oliver Vanden Eynde exploitent des données précises relatives au développement au Népal pour quantifier certains des effets à long terme du recrutement des Gurkhas. Cette analyse empirique prend en compte les contraintes historiques au recrutement des Gurkhas. Les modèles de recrutement, instaurés au 19e siècle, ont perduré grâce à des réseaux de soldats en exercice chargés de trouver de nouvelles recrues. Les recruteurs britanniques ne pouvaient compter que sur un nombre restreint de centres de recrutement. Pour des raisons politiques, cinq des six dépôts principaux étaient basés sur le territoire indien britannique. Les auteurs ont utilisé la distance qui séparait les communautés Gurkhas de ces anciens centres de recrutement pour mesurer la part des membres de ce groupe au sein des recrues. Pour vérifier ces mesures, les auteurs montrent que les sites qui étaient plus proches de centres de recrutement et présentaient une part plus importante de Gurkhas dans leur population, ont déploré plus de pertes humaines lors des deux Guerres Mondiales.
Les auteurs concluent que dans les villages plus proches des anciens centres de recrutement, le niveau d’éducation des Gurkhas était relativement plus élevé que celui des non Gurkhas. Cela implique des répercussions positives à long terme du recrutement de Gurkhas en matière d’éducation, ce qui corrobore les descriptions des historiens. Ces conclusions peuvent être expliquées par le fait que les membres des castes Gurkhas investissent dans l’éducation en raison des exigences pédagogiques du recrutement militaire. Même si les Gurkhas ne sont pas autant mobilisés que par le passé, les armées indienne et britannique recrutent toujours au sein de ces communautés. En revanche, les exigences pédagogiques, qui n’ont été introduites que récemment, n’expliquent pas pourquoi les femmes et de plus anciennes cohortes ont un niveau d’éducation supérieur. De ce fait, ces conclusions ne peuvent s’expliquer seulement par une aspiration à rejoindre les régiments Gurkhas. Les auteurs examinent aussi dans quelle mesure ces conclusions peuvent s’expliquer par un niveau de richesse plus élevé des Gurkhas en zone de recrutement. Bien que ces groupes de Gurkhas aient tendance à posséder plus de biens, l’impact positif sur l’éducation demeure lorsque les différences de richesses sont prises en compte. Cela revient à dire que le recrutement militaire a transformé la culture et les préférences des communautés recrutées, comme le soulignent les historiens. En accord avec cette interprétation, le recrutement militaire semble avoir participé à l’émancipation des femmes. Les femmes Gurkhas en zone de recrutement ont plus de chances de créer leur propre entreprise non agricole, de se marier plus tard dans leur vie et d’utiliser des moyens de contraception.

Naturellement, cette recherche n’inclut pas une analyse complète des coûts-bénéfices du recrutement Gurkha, et les auteurs évoquent notamment l’impossibilité pour une telle analyse de mesurer les traumatismes subis par les soldats et leurs familles durant ces guerres. Toujours est-il que l’expérience des soldats Gurkhas népalais nous aide à comprendre comment les politiques coloniales ciblant des groupes spécifiques, les Gurkhas en l’occurrence, ont contribué à créer des différences en termes de développement humain entre groupes démographiques. En outre, l’expérience des soldats Gurkhas présente de nombreuses analogies avec celle des migrants professionnels d’aujourd’hui. De ce point de vue, les preuves historiques de transmission culturelle sur le long terme que fournissent les auteurs peuvent nous aider à comprendre comment la migration redéfinit la culture des communautés d’origine.

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Références

Titre original de l’article : Muscle drain, Brain Gain : the long-term effects of military recruitment in Nepal

Publié dans : mimeo (WP à venir)

Disponible via : https://www.parisschoolofeconomics.eu/docs/vanden-eynde-oliver/from_muscle_drain_to_brain_gain.pdf


* Chercheur PSE

Crédits visuel : Shutterstock – mdsharma